Philosophe, écrivain, conférencier, compositeur… Vincent Cespedes se veut un "penseur engagé dans son époque". Iconoclaste, cet ancien enseignant tacle les profs et rêve d’une révolution de l’enseignement.
Votre dernier ouvrage « Oser la jeunesse » (Éd.Flammarion) débute par un réquisitoire contre l’école. À vous lire, celle-ci « réduit les ambitions culturelle et humaniste » au seul impératif d’assurer l’avenir financier et « joue son rôle à plein dans l’acceptation de la grisaille ». La charge est rude !
Mais assumée, c’est tout le système éducatif qu’il faut passer par-dessus bord ! Il n’est adapté qu’à la seule vision bourgeoise qui estime que l’école doit être un lieu de compétition. Or, près de150.000 jeunes sortent chaque année du système éducatif sans diplôme. Ce sont ces jeunes-là qui devraient tous nous interpeller… Nous n’avons pas une école de la passion, mais une école de la pression : pression des notes, du tri, du diplôme.
Vous écrivez même que l’école « abîme tout ce qui est créatif en l’enfant ». Comment parvient-elle à cet effroyable résultat ?
L’école dévitalise les enfants de leur envie de connaître, de créer, de lire et d’écrire. S’ils ne veulent plus ouvrir un bouquin, c’est parce que nous leur imposons des ouvrages qu’aucun adulte ne lit pour son plaisir. Leurs professeurs les font travailler – dans le détail – sur des écrits rédigés il y a plusieurs siècles dans une langue totalement désuète… Ces gamins, qui peinent à conjuguer les verbes usuels, doivent plancher sur du Racine ! Donnons-leur à étudier des ouvrages de leur époque, de leurs humeurs, de leur joie…
Même constat pour l’apprentissage de l’anglais, ceux qui s’en sortent suivent des cours particuliers ou font des séjours en Angleterre. Quant aux mathématiques (soupir) est-ce que Sinus et Cosinus vous ont servi une seule fois dans votre vie ? Vous arrive-t-il d’avoir « besoin » de calculer une fonction « f de x » ? Je ne dis pas qu’il faut abolir cet apprentissage, mais arrêter d’en faire une matière de sélection applicable à l’ensemble de la société française.
Quelles alternatives proposez-vous ?
Cessons de nous réfugier derrière ce qui fut pour nous formateur, car l’époque n’est plus la même. Internet est passé par là et nous n’avons plus besoin d’accumuler de l’érudition à soi et pour soi. Apprenons aux élèves à programmer un ordinateur, à créer une application pour smartphone, à faire des vidéos, du dessin d’animation. Apprenons-leur à décrypter une information dénichée sur le web… Déclinons les enseignements en jeux, redonnons une vraie place à l’oralité, faisons travailler les élèves en équipes, limitons les notes individuelles qui ne doivent découler que de ce travail collaboratif… Il faut une concorde professorale qui expérimente ensemble, qui invente. C’est aux profs à prendre en charge la réforme de l’éducation nationale.
Vous ne remettez pas seulement en cause le fond de l’enseignement, mais aussi sa forme.
Évidemment. Quel adulte serait capable d’avoir les fesses scotchées sur une chaise pendant 8 heures ? Alors, imaginez à 17 ans ; il faut se rappeler ce qu’est un corps bouillonnant de vie de cet âge-là. C’est une négation du corps, cette école qui oblige nos enfants à écouter des enseignants qui, pour la moitié d’entre eux n’a rien à faire là !
Vous estimez donc que les professeurs sont davantage complices que victimes de ce que vous dénoncez ?
Ils sont en grande partie complices, oui ! Un prof sur deux est pédagogiquement nul…. Je n’ai confiance que dans les rebelles. Je suis pour un sabotage d’un système éducatif qui est incapable de se renouveler lui-même. Les enseignants progressistes doivent s’emparer du pouvoir.
Vous trouvez les enseignants trop conformistes ?
Il faut des professeurs « désobéissants », des professeurs qui ne se réfugient pas derrière les règlements intérieurs et les programmes. Des professeurs qui, par exemple, comprennent que le bavardage est quelque chose de magnifique ; la soif de connaissances passe par le bavardage. Plutôt que de lutter contre ce « problème » pendant la moitié du cours, il faut utiliser cette envie de s’exprimer.
Nous avons la jeunesse la plus dépressive d’Europe. Pourquoi ? Parce que notre société met l’obéissance au premier plan de ses valeurs. Dans une classe, les enfants devraient pouvoir se lever, bouger, contester… car lorsqu’elles sont intelligentes, argumentées, légitimes, toutes les désobéissances sont possibles. L’école devrait être ce lieu où l’on peut expliquer pourquoi on refuse d’appliquer un règlement, une consigne… La leçon du XXe siècle c’est qu’il faut se méfier des citoyens qui obéissent trop face à l’injustice.
Vous avez enseigné de 1997 à 2002 à des lycéens notamment de Montargis, Charleville-Mézières, Montataire… Aviez-vous déjà cette « philosophie révolutionnaire » ?
À l’âge de dix ans, je faisais des réformes du système éducatif ! Un de mes copains avait redoublé. Cela m’avait un peu traumatisé et j’avais donc réfléchi à un système où cela serait impossible. Enseigner est pour moi une vocation profonde que j’ai toujours exercée librement. Je me souviens avoir travaillé pendant trois mois sur la question « naît-on ou devient-on homosexuel ? » – qui n’était évidemment pas au programme – parce qu’un jeune type avait eu des propos homophobes. Et pendant ces cinq années, j’ai pu constater que les enfants les plus lumineux, les plus intéressants et les plus matures étaient aussi ceux qui avaient les plus mauvaises notes.
Si enseigner était une « vocation profonde », ne plus faire cours vous manque-t-il ?
J’ai quitté l’Éducation nationale en raison de jalousies manifestées par les autres professeurs de mon lycée à la suite du succès de mes livres. Mais mon temps reste encore principalement occupé par les conférences et Master Class que je donne. Je me sens donc toujours dans la posture d’un enseignant. J’ai aussi créé une société, Matkaline avec laquelle je conçois différentes formations et ateliers de philosophie appliquée, destinés à tous, du salarié aux écoliers en passant par les jeunes déscolarisés. J’y propose des pédagogies qui mettent la passion au centre de l’apprentissage. Je continue à transmettre. Pour moi, faire de la philosophie c’est être drogué de connaissances, c’est distribuer des shoots de connaissances… Le professeur est un dealer !
Olivier Van Caemerbèke
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